APOLOGUE

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Photos de Matthew Pearce

UNE DERNIÈRE VOLONTÉ

Tom jeta un coup d’œil par-dessus son épaule une dernière fois. Il était nerveux. Clément, son fils de treize ans, le sentait sans qu’il ait besoin de le formuler. Il retournait à son père des regards inquiets. Tom ébouriffa les cheveux en bataille, se contraint à lui offrir un sourire confiant, puis frappa doucement à la porte de la maison. Il retint son geste, comme s’il craignait de réveiller tout le bourg. Le soleil n’était pas levé, même si l’horizon se teintait de pourpre et d’ambre annonçant sa venue. Les monts du cantal étaient encore plongés dans le sommeil. Au loin, on distinguait leurs silhouettes formidables qui se découpaient en ombre chinoise sur les cieux endormis.

Bruno leur ouvrit, les invitant à rejoindre les autres dans son salon. Ils n’étaient pas les seuls habitants de Vézac sur pieds dès matines. La pièce pourtant immense était pleine. Tom reconnut ses voisins, le maire, le pharmacien, des figures emblématiques de leur petit village. D’autres dont il ne connaissait pas les visages avaient fait le déplacement. Il supposait que ceux aux rides aussi profondes que des fossés, les yeux caves soulignés par des aplats noirs dignes d’un Caravage, la bouche scellée sur leur souffrance, ceux-là oui, venaient de Yolet. Du moins, ce qu’il en restait.

Cette petite commune, de l’autre côté de la Cère, se situait à moins de cinq kilomètres d’ici. À l’écart de Vézac, sa ferme à lui était encore plus proche. Tom avait été le premier témoin des terribles évènements qui avaient décimé le bourg, poussant les rescapés à se réfugier aux alentours.

Ils avaient pris du temps à réagir. Il leur avait fallu imaginer l’inimaginable, malgré les preuves, qu’un étranger use des mots sur ce que leur esprit se refusait à admettre. Le maire plus que les autres. Il ne s’était rangé à l’avis collectif que lorsqu’il avait convenu qu’il n’avait plus le choix. Vézac pouvait bien être la prochaine victime de ce fléau. Ils devaient tout mettre en œuvre pour l’éviter. Tout essayer. Y compris le plus improbable.

Bruno offrit une chaise à Tom. Il s’y installa, proposa à son fils de s’asseoir sur l’un de ses genoux. Les places étaient rares. Il n’y avait rien à boire, rien à manger. Personne n’en avait le cœur de toute manière et n’en tenait rigueur à leur hôte.

− Tout le monde est là, dit Bruno d’une voix lugubre qui brisa le silence.

Le maire hocha subrepticement la tête, se leva, se positionnant au centre du cercle formé par les visiteurs.

− Merci à tous d’être venus, entama-t-il.

Ses cheveux blancs, son expression grave, naturelle chez lui, lui conféraient cette autorité qui sied aux hommes publics. Il était assez apprécié dans l’ensemble, en dehors de quelques-unes de ses décisions qui avaient fait l’objet de récriminations sans jamais s’envenimer en franche opposition. Dans les moments de doute, quand la peur s’installe dans les foyers, on mesure la valeur de l’élu. Monsieur le bourgmestre s’était montré digne de son mandat.

− Cela fait quatre jours que nous sommes sans nouvelles de monsieur Donnadieu, dit-il en tournant les yeux vers un adolescent discret, en marge du groupe d’auditeurs debout dans l’ombre, le regard fixe.

Un escogriffe dégingandé de tout juste seize ans, parmi eux uniquement parce que Donnadieu n’avait pas souhaité qu’il l’accompagnât. Pas cette fois. Trop dangereux, avait-il argué. Le garçon s’en était offusqué, la colère à fleur de peau, pour autant, son mentor n’avait pas cédé. Rongeant son frein, il était donc resté à Vezac.

Si les mots prononcés le transperçaient comme autant de lames acérées, il n’en laissait rien paraître.

– Hier matin, reprit le maire, monsieur Hubert, son associé, est revenu chez Tom, très affaibli, blessé, dit-il en tournant les yeux vers le fermier.

Il était bien en dessous de la vérité. Tom ne l’interrompit pas. Donner plus de détails aurait été inutile. Tous ici savaient que son retour, en soi, était déjà un miracle. Ils s’imaginaient sans peine l’état dans lequel le pauvre bougre avait dû être trouvé. Ils avaient encore frais dans leur mémoire les images des cadavres mutilés qui jalonnaient la campagne. Sans compter les disparitions.

− Nous avons fait venir le docteur Prégond qui…

Il ne put achever. Bruno se leva à son tour et prit la suite, laissant le temps à l’homme de se ressaisir.

− Nous l’enterrerons demain. Nous lui offrirons une sépulture digne dans notre cimetière. Vous êtes tous conviés bien sûr. Monsieur le curé fera le déplacement pour l’occasion.

− Va-t-il rester, cette fois ? demanda le père Menat d’un ton bourru.

− Il ne nous a rien dit, mais j’en doute. Le diocèse ne lui a toujours pas donné de réponse.

− Foutaises ! rétorqua le vieux. Il est mort de trouille, oui ! Tu parles d’un homme de Dieu !

Les Bresson, un jeune couple originaire d’Aurillac, installé depuis deux ans sur la commune, échangèrent des murmures sarcastiques, sans partager leurs commentaires.

– Et le préfet, hein ? reprit l’ancien. Ca, pour venir manger du saucisson et boire son rouge à la fête des moissons, il est là ! Pour nous aider, on le voit plus ! Quand est-ce qu’il nous envoie l’armée ?

L’élu ouvrit les mains, démuni.

– J’ai rempli tout un dossier de demande d’intervention spéciale. La préfecture en a accusé réception avant-hier. Au téléphone, le préfet m’a assuré prendre la mesure de notre situation et faire de son mieux afin d’intervenir au plus vite. Néanmoins, il estime la gendarmerie tout à fait compétente à mener l’enquête. Il leur accorde toute sa confiance.

La consternation face au charabia politique qu’il leur retranscrivait au mot près les laissa pantois. Ils se sentirent abandonnés à leur sort, définitivement. « Crevard ! » lança le vieux.

Il poursuivit, éludant l’insulte qui ne lui était pas destinée.

− Il va nous falloir faire des choix difficiles.

Il inspira profondément avant de lâcher :

− Monsieur Donnadieu a été pris. Nous pensons toutefois qu’il serait retenu dans leur repère.

Un brouhaha de frustration parcourut l’assemblée. Le maire attendit que le calme revienne.

− C’est une supposition bien sûr. On a fait chou blanc à la battue d’hier. Nous n’avons pas retrouvé son cadavre. Or, jusqu’ici, ils nous ont toujours avertis quand ils jugeaient qu’on s’aventurait trop près de leur abri. C’est ce qui nous laisse penser qu’ils ne l’ont pas tué. Monsieur Donnadieu est un spécialiste. Il leur a sûrement donné beaucoup de fil à retordre.

Cette fois, c’est un silence religieux qui lui répondit.

C’était mince. L’espoir. Fragile. Ténu. L’espoir tout de même. La flamme vacillante d’une bougie en pleine tempête.

− Ça ne nous sert à rien qu’il soit vivant s’il n’est pas revenu. Il nous avait promis un plan. Et l’accès. D’où qu’ils sortent la nuit ? En meute ! Aussi nombreux ? Par les ruines ? Ce n’est pas possible !

Sylvie, la postière, doucha tout le monde avec son intervention. Les yeux se braquèrent sur l’élu, un reflet dans les pupilles qui répétaient d’autant les mêmes interrogations.

− Voyons le positif. Monsieur Donnadieu est en vie. Je ne sais pas pour quelle raison ils le retiennent, mais si nous parvenons jusqu’à lui, nous aurons peut-être enfin une chance.

Des murmures circulèrent. Une femme que Tom ne connaissait pas se leva pour prendre la parole. Elle se tordait les doigts et son visage portait les stigmates de l’angoisse.

− S’il est prisonnier, peut-être que d’autres le sont aussi ! Ils ne peuvent pas tous être morts, n’est-ce pas ?

Le maire hésita avant d’acquiescer.

− Tout à fait, madame Revert. C’est une éventualité.

Tom se raidit. Son fils sentit son trouble. Il s’empressa de le rassurer d’une brève étreinte. Il était peu probable, voire impossible, qu’il y ait d’autres captifs que le chasseur. Ce dernier avait une expérience qu’aucun d’entre eux ne possédait. Il était aguerri, préparé, son propre corps avait subi un traitement qui le préservait de la voracité des créatures qu’il traquait. S’il avait consenti à leur fournir quelques explications, il n’avait pas partagé ses secrets. Peut-être que le garçon taciturne les connaissait, lui ? Pourtant, il n’avait pas été convié à l’expédition.

Si Donnadieu était encore de ce monde, il le devait à sa maîtrise. Les autres, eux, tous, n’étaient que du bétail. Et leurs prédateurs n’étaient pas des éleveurs.

La réponse du maire eut au moins le mérite de maintenir vive l’espérance. L’assemblée s’y accrocha avidement. On en oubliait presque les obsèques du lendemain.

Le vieux Menat s’arrogea la parole.

− Comment qu’on va les récupérer ces infos ? Les pierres se sont éboulées derrière lui quand il est passé par la cave.

Yolet s’était construit sur une ancienne place médiévale. Il n’en subsistait que de rares vestiges, dont certains dans l’Eglise, et un trou de facture humaine communément appelé « la cave », à deux kilomètres environ de la limite du village. De ce que les habitants en savaient, ce puits sans eau conduisait à d’étroites venelles naturelles. On n’y avait jamais mené de véritables investigations toutefois. Par décret, la commune en avait interdit l’accès pour prévenir les accidents. Donnadieu avait été le premier depuis des temps immémoriaux à s’y aventurer. Équipé de matériel de spéléologie, de ses grigris magiques, son instinct, avait-il dit, l’avait poussé à s’enfoncer dans la terre à cet endroit-là afin d’atteindre la source du mal.

− On ne peut pas le suivre, non. Ce qu’on sait, c’est pourquoi il a choisi d’explorer la cave. Ce n’est pas un hasard.

D’un signe de tête, le chef du conseil municipal invita l’adolescent à prendre sa place. Le gamin tenait entre ses bras un amas de feuillets jaunis. Bruno déplia une table de camping devant lui. Ses documents s’éparpillèrent en éventail quand il les déposa.

− Avant de partir en exploration, Donnadieu avait fait tout un travail d’investigation. Il est arrivé chez nous préparé. Il savait exactement ce qu’il cherchait et où le trouver. Du moins, il en avait une idée assez précise, dit le maire.

− Yolet avait un château jusqu’au quatorzième siècle, enchaîna le protégé du chasseur. Il n’existe plus aujourd’hui, mais ses fondations sûrement encore, sous la motte, dans la plaine. Ses souterrains aussi, ses anciennes geôles peut-être, des soubassements.

Tout en livrant ses explications, il déplia de vieilles illustrations qu’il exposa aux yeux curieux. On y devinait des représentations de palissades, de murs d’enceinte, de tour de guet, de bâtiments renforcés en son centre qui auraient pu être la demeure d’un nobliau local.

− Nous avons étudié le terrain. Par déduction, en utilisant nos connaissances dans le domaine de la construction médiévale, nous avons déterminé un emplacement possible de ces vestiges. Quand Marc a su pour ce que vous appelez « la cave », il a tout de suite pensé qu’il y avait un lien.

− Marc Donnadieu, précisa le maire.

− Maintenant que tout est écroulé, on peut plus y aller, intervint Menat. On n’a qu’à couler un camion de béton par-dessus tout ça ! On n’en parle plus, voilà !

− Ce n’est pas si simple. Je peux t’assurer que le conseil municipal a réfléchi à la question bien avant le drame. Il en faudrait beaucoup trop. Qui plus est, nous manquons de temps.

− Ils trouveront une autre sortie, renchérit le gamin. Ça ne les arrêtera pas, croyez-moi.

− Alors quoi ?

− Alors, il reste l’Église.

On renifla, toussota, marmonna. L’adolescent déploya un nouveau plan, plus large celui-là, d’une partie du village. Les cous se tendirent pour mieux voir.

− La plupart du temps, les églises étaient construites non loin des fortifications. Parfois, elles étaient attenantes aux bâtiments d’habitation afin que les châtelains puissent aller prier sans avoir à parcourir de grandes distances. Celle de Yolet date en partie de la même époque que le fort médiéval, des souterrains pourraient les relier. En cas de siège, les locataires pouvaient se sauver.

Il avait parlé d’une voix si assurée malgré sa jeunesse que personne n’osa remettre en question ses avances. Les anciens n’étaient pas assez âgés pour se souvenir de quoi que ce soit concernant leur patrimoine. Les origines de cet édifice qui constituait l’essentiel du bourg de Yolet se perdaient dans la nuit des temps. Les archéologues ne s’y intéressaient pas : pas assez important. Les chasseurs de trésors non plus : pas assez précieux. Le curé l’ouvrait un dimanche par mois, y célébrant un office aussi désert qu’un stade de foot un jour de semaine.

− Si les estimations de Marc sont justes, alors nous devons pouvoir accéder aux ruines par la crypte, conclut le gamin.

− Pourquoi il n’est pas passé par là dès le début ? demanda le vieux.

− Parce que « la cave » était plus facile. Le trou était déjà creusé.

− De plus, nous n’avons aucune certitude qu’il existe un lien, compléta le maire. C’est actuellement, notre seule option. Monsieur Donnadieu avait réuni toutes les gravures d’époque qu’il avait pu trouver. Il n’y en a pas beaucoup, certes. Toutefois, c’est un début.

L’élu repoussa le plan déployé et mit en exergue un dessin en coupe de la petite église. Datée de 1992, la représentation avait été établie par un professionnel passionné qui, à titre tout personnel, s’était intéressé à l’architecture locale.

− Voici ce que nous avons de plus précis en notre possession. Ici, dit-il en posant l’index sur le papier, nous avons les murs de soutènement. Là, en revanche, cette paroi est plus récente que les autres d’après les notes de l’auteur du croquis. Nous supposons que si un corridor est dissimulé, il est derrière. Avec quelques bras, on devrait venir à bout du mortier et des pierres.

− S’il n’y a rien ? lança une voix anonyme.

− S’il n’y a rien, nous chercherons autre chose. En attendant, nous n’avons rien à perdre.

Personne ne sembla s’offusquer de ce que sous-entendait l’élu. Il s’apprêtait, avec l’aide de quelques-uns, à abîmer un trésor archéologique. L’heure était trop grave. On ne se soucia pas du sort réservé au bâtiment.

− Quand ? demanda Tom, prenant la parole pour la première fois.

− Dès la réunion terminée. J’assumerai moi-même la responsabilité de forcer les portes de l’église.

− Si un passage se révèle, qui ira ?

− Moi.

La réponse du garçon avait fusé sans une once d’hésitation. Tous les regards se rivèrent sur ce gringalet qui, à défaut d’avoir de l’épaisseur, ne manquait pas de courage.

− Je suis le plus expérimenté. Je suis l’apprenti de Marc, il m’a tout appris.

− Il n’a pas souhaité que vous l’accompagniez, fit remarquer Tom avec douceur.

− Un père craint toujours pour la sécurité de son enfant, même si sa crainte n’est pas justifiée.

On se tut face à la justesse de l’observation. Aucune protestation ne vint non plus. Qui avait envie de risquer sa vie alors qu’il proposait la sienne avec autant de détermination ?

Le maire baissa le nez, honteux en son for intérieur de ne pas contester alors que son mandat lui intimait de prendre soin de tous ses administrés. Que celui-ci n’en soit pas un ne changeait rien à l’affaire. Malgré cela, la culpabilité ne l’emporta pas sur la peur.

− Je suis prêt, conclut l’adolescent. Je sais ce que je dois faire. Je réussirai.

Maudits, ils étaient tous convaincus de l’être déjà. Sur ces mots, ils furent certains d’être à jamais marqués du sceau de l’infamie, car seul le silence répondit à l’enfant.

Lorsque la pioche arracha la pierre, elle roula sur le sol, charriant avec elle ses congénères dans un nuage de poussière. Un courant d’air froid colportant des odeurs d’humidité et de terre balaya l’espace, découvrant un conduit étroit taillé à hauteur d’homme — quoique peu large — qui s’enfonçait dans les ténèbres.

Tom se raidit. Bruno, à ses côtés, fit de même. Les ouvriers improvisés rivèrent leurs regards sur l’ouverture, prêts à faire face à ce qui pouvait brutalement s’en extraire, tout en crocs, en griffes peut-être, mortel surtout. Rien ne se produisit. Seules les ombres s’animaient sous la lumière crue des projecteurs installés pour l’occasion.

− Bien, intervint le maire, brisant la tension.

Les épaules se dénouèrent.

− Il semblerait que notre ami avait raison.

Il se tourna vers l’adolescent qui se tenait à l’écart. Ce dernier serrait contre lui un sac à dos, plein de tout ce qu’il pouvait amener et dont lui seul connaissait la fonction. Son visage juvénile était plus sérieux que celui d’un pape. Ce qui les mit tous mal à l’aise surtout, c’était son regard empreint d’une détermination froide, mature, qui, sans les juger, les renvoyait pourtant à leur lâcheté.

– Si je ne suis pas revenu avant la nuit, considérez-moi comme mort, dit-il.

– Si vous n’êtes pas revenu avant la nuit, alors nous sommes perdus.

– Pas encore. Il vous faudra trouver tous les accès possibles, les détruire.

– Ils risquent fort de nous décimer avant… soupira le maire.

– Peut-être que oui, peut-être que non. Il vous faudra tenter.

L’élu hocha la tête, résigné. Ils n’auraient pas d’autres choix. Tous leurs espoirs reposaient maintenant sur les frêles épaules de ce gamin téméraire.

Il harnacha son sac une dernière fois puis s’avança vers la bouche béante qui s’ouvrait sur les enfers. Sans un regard en arrière, il s’engagea dans la sombre allée.

Il perdit rapidement la notion du temps. Sa progression se trouvait freinée par des obstacles qui obstruaient le passage, déposés là par le temps. Plus personne n’avait entretenu ce couloir depuis des lustres. On en avait oublié l’existence avant l’arrivée de Donadieu. De plus, son cœur battait la chamade. Sur le qui-vive, il se tenait prêt à faire front à la première menace qui se présenterait inopinément. Dans cette optique, la précipitation n’était pas son amie.

Le faisceau de sa lampe torche le précédait, lui permettant ainsi d’anticiper ce qui se dressait sur son chemin. Quand il heurta un mur droit devant lui, le garçon crut qu’ici s’arrêtait sa route. Ce ne fut qu’une fois au pied de la paroi qu’il s’aperçut qu’elle obliquait vers sa gauche, dégageant une étroite anfractuosité dans laquelle il put se glisser de côté. Une dizaine de pas en crabe lui fut nécessaire avant qu’il ne s’en extirpe. Alors il déboucha sur une immense grotte naturelle aux allures de cathédrale. Le soulagement se disputa à l’émerveillement. Il ne sut identifier par quelles ouvertures la lumière du jour parvenait à se frayer jusque-là, mais, sans être éclairée comme un stade, la cavité était assez claire. Il pouvait la traverser sans utiliser son propre matériel. Il entendait goutter de l’eau quelque part. Si ses pas n’avaient pas été étouffés par le sol terreux, ils auraient sûrement résonné eux aussi tant les proportions de cet endroit étaient colossales. Il estima que le puits par lequel était descendu Donadieu devait se trouver à proximité.

Il savait qu’il ne risquait rien, ici. Les monstres cherchaient la nuit, les ténèbres les plus profondes. Leur repaire était ailleurs. Plus loin. Il devait continuer.

Toutefois, avant de courir à la mort, il profita de cet instant de grâce que lui offrait la nature. Ses pensées allèrent d’abord à son maître qui l’avait élevé comme un père. Orphelin, cet homme excentrique aux yeux de sa propre famille, frère de sa mère, lui avait donné tout l’amour nécessaire, l’encouragement et la reconnaissance qu’il espérait. Il lui devait tout : ce qu’il avait, ce qu’il était. Même si ses activités peu orthodoxes les avaient confrontés à des dangers inimaginables au commun des mortels.

Il inspira cet air plein des effluves de roches et d’eau, héritage de la colère des puys des siècles auparavant, se demanda si les monstres étaient aussi vieux que ces volcans, s’il reverrait Yolet ou Vezac. S’il trouverait Donadieu. S’il le sauverait. Il repartit.

Sans aucune difficulté, il dénicha un passage, continuité de celui qu’il venait de quitter. En revanche, celui-ci n’avait pas été creusé par la main de l’homme. Le chemin en était plus tortueux. Il dut de nouveau se fier à sa lampe de poche afin d’avancer.

Quelques minutes à peine après avoir délaissé l’oasis, sa tension fit un bond. Le parfum de la terre auquel il s’était habitué depuis son entrée se mua en un remugle qui ne lui inspira rien de bon. Il sentit, avant de le voir, ce sur quoi il allait tomber.

La voie s’élargit avant de s’ouvrir sur une cave.

Pas de lumière naturelle ici, et il en remercia le ciel. Il découvrit avec horreur, à la faveur du faisceau de sa torche qui luttait contre l’obscurité, des carcasses éventrées, jetées comme autant de déchets négligeables. Son esprit refusa d’admettre qu’il s’agissait de corps, petits ou grands, à moitié dévorés pour certains. Il vit des visages arrachés aux yeux vides, des mains tendues sans bras au-delà du poignet, des membres, des troncs, des scalps, des ventres ouverts à des festins infernaux, des os blanchis d’avoir été longuement nettoyés.

Sans crier gare, son estomac se contracta.

Il vomit sur ses chaussures.

Puis il réalisa.

Il sentit la peur affluer comme une marée irrépressible.

Au bord de ce charnier, il dut puiser en lui assez de courage pour ne pas se laisser terrasser avant même d’avoir engagé le combat.

Il s’accrocha à l’espoir de secourir son mentor, invoqua son image qui s’imposa à son esprit malmené.

– Marc… souffla-t-il, comme si de dire son nom suffisait à conjurer le malheur.

Il s’essuya dans le creux du coude, releva le col de son tee-shirt, se couvrit le nez. Mesure dérisoire, mais qui l’aida à regagner confiance.

Tandis qu’il traversait le charnier, il se souvint que certaines victimes n’avaient pas été retrouvées même mortes. Elles étaient portées disparues. C’était l’une des raisons pour lesquelles les villageois avaient encore l’énergie de se mobiliser. La perspective de devoir les détromper pesa sur ses épaules, aussi il repoussa cette idée à plus tard, s’il en avait l’occasion. Ce qui était moins sûr.

Ses oreilles s’aiguisèrent, palliant au handicap visuel imposé par la pénombre. Les grottes regorgeaient de petits bruits dont on ne pouvait déterminer l’origine. Néanmoins, il se dit qu’il reconnaîtrait le danger quand il arriverait.

Après avoir marché de longues minutes qui s’étiraient comme des heures, il remarqua que son environnement se lissait. Les parois devenaient rectilignes, le sol plus plat. Sans doute revenait-il sur un passage taillé par des maçons médiévaux qui menait à l’ancienne place forte. Aucune brèche suspecte ne jalonnait le parcours. Pas d’embranchements perturbants non plus.

Il put avancer d’un bon pas, ne ménageant pas ses efforts, transpirant malgré les courants d’air qui avaient repris de la vigueur dans cet espace confiné.

Enfin son chemin s’ouvrit sur une salle dont il reconnut immédiatement la fonction.

De part et d’autre s’alignaient des geôles, dont les barreaux n’avaient pas résisté au temps. Elles étaient toutes vides. Il n’y subsistait que des anneaux rouillés scellés dans la pierre, auxquels jadis on avait suspendu des condamnés. Il n’était pas difficile d’imaginer leur sort. La mort avait élu domicile en ces lieux, seul son visage avait changé avec l’époque.

Lorsqu’il s’avança au milieu du couloir, il remarqua deux accès, à sa gauche et à sa droite, qui donnaient sur d’autres salles. Il braqua sa torche dans leur direction et découvrit de nouvelles prisons, plus sombres, plus humides, qui s’étendaient bien au-delà de sa perspective.

C’était labyrinthique. Jamais il ne parviendrait à tout explorer seul. Son instinct le poussa à poursuivre sa route, afin de s’assurer qu’elle ne débouchait sur rien. Le château avait disparu depuis longtemps, ses fondations devaient s’être effondrées sur elles-mêmes. Ce qu’il voyait ici n’était que des vestiges miraculeusement préservés. Il ne lui fallut pas aller bien loin avant de tomber sur un cul-de-sac : des pierres, de la roche volcanique, de la terre barraient une issue qui, jadis, devait remonter au cœur de la place forte.

Le garçon n’en fut pas étonné. Au moins, il avait acquis la certitude que son salut ne viendrait que de la crypte, s’il parvenait à échapper aux monstruosités qui hantaient ces caves et rebrousser chemin.

Il retourna à la précédente intersection. Cette fois il lui fallait prendre une décision arbitraire : sa droite ou sa gauche. Aucun indice visible, pas une marque, ni d’objet oublié, volontairement abandonné comme piste. Donadieu n’avait sans doute pas imaginé devoir assurer cette précaution. Soit il revenait, soit il mourait. Comment avait-il pu sous-estimer à ce point la loyauté que lui vouait son protégé ? Son amour ? Une pointe de ressentiment vint à transpercer le cœur du jeune homme. Il lui en voulut de l’avoir négligé, d’avoir laissé derrière lui, sans un regard, la seule âme qui n’ait jamais été prête à tout pour lui. Son apitoiement se mua en découragement et, alors qu’il sentait faiblir ses jambes pourtant solides, une clameur stridente agressa ses tympans. Un cri lui fit écho, puis un autre, des réponses aiguës s’ensuivirent comme autant de lames acérées crissant sur un tableau noir. Il grimaça sous l’effort qu’il fournit afin d’identifier la provenance de cette horrible symphonie.

Aucune hésitation. Le destin lui donnait un coup de pouce. Il prit sur sa droite. Après avoir parcouru quelques mètres, il distingua l’arche d’une ouverture et sa surprise fut grande. Pourquoi avait-il douté de son maître ? Il mit sa défiance sur le compte de la peur qui n’avait pas quitté ses tripes depuis le début de son expédition. Là, sur les murs, sur les pierres saillantes, sur les dalles ancestrales, sur le fer encore solide des geôles, s’étalaient des glyphes de sang savamment exécutés qui témoignaient d’une magie agissant en ces lieux. Ils étaient frais. Pas plus de trois ou quatre jours. L’enfant y reconnut la main de celui qu’il chérissait. Quand son cœur s’apaisa de sa découverte, il put aussi y lire la volonté de Donnadieu : à partir de ce point, aucun monstre, tout audacieux soit-il, ne pourrait franchir la frontière de cette arche sans en payer le prix de sa propre vie. Peut-être que le chasseur n’avait pas exterminé l’engeance, mais il était parvenu à la contenir dans les entrailles de la Terre.

Néanmoins, il était hors de question que son jeune disciple se satisfasse de cette conclusion et rebrousse chemin. Il ne quitterait pas cet enfer sans son oncle. Pour cela, il devait continuer d’avancer, se jeter dans la gueule du loup.

Profitant du calme avant la tempête qui s’annonçait, le garçon extirpa de son sac à dos une trousse de cuir élimée. Son contenu aurait semblé insolite au spectateur profane, mais lui connaissait exactement la fonction de chaque objet.

Il déposa son fardeau à ses pieds, orientant le faisceau de sa torche sur ses mains. Dans un murmure aussi léger qu’un souffle, les yeux clos, il entama une incantation qui ressemblait à une prière, avant de s’oindre d’une huile qu’il préleva dans un flacon de plastique — une bouteille usagée de shampoing bon marché. L’odeur âcre, quelque peu rancie, ne l’arrêta pas. Il plongea son index dans une ancienne boîte à bonbons de métal qui contenait une poudre d’un noir d’obsidienne. Avec, il dessina sur ses épaules, son torse sous son tee-shirt et ses avant-bras maigrelets des symboles à la signification hermétique, dont il savait la puissance. Enfin, quand il eut terminé son rituel, il se sentit prêt à affronter le Mal.

Il rajusta le sac dans son dos, s’arma de sa torche avant de reprendre son exploration en direction de la cacophonie macabre, quoique maintenant plus ténue, qui troublait le silence sépulcral des lieux.

La découverte du charnier avait été une étape éprouvante de son périple. Savoir que vous arpentiez les enfers ne vous préparait pas à faire face à un tel spectacle. Le garçon avait flanché, l’espace d’une seconde, révulsé jusqu’au plus profond de son être par ce qu’il avait eu sous les yeux. Il avait pourtant continué.

Il n’avait pas imaginé tomber encore plus bas, Dante de circonstances, effleurer le dernier cercle des abysses.

Voici une immense salle dont la voûte se perdait dans les ombres opaques sans que le faisceau de sa lampe ne puisse en atteindre le faîte, dont le sol était couvert d’immondices, d’excréments, de matières pourrissantes qu’il se refusait à identifier, dont les murs étaient tapissés d’ailes membraneuses, d’iris jaune nyctalopes, de griffes et de crocs.

Son entrée perturba la plainte aiguë des créatures qui le fixèrent soudain de leur regard avide, bruissant plus qu’elles ne gémirent. Il était piégé. Tétanisé, les doigts crispés sur le manche de sa torche, il ne sentit pas la sueur froide qui glissa sur ses reins. Sa tête se vida de toute pensée. Son instinct de survie lui hurla de fuir, de faire demi-tour, de regagner la sécurité toute relative de la crypte de Yolet, mais il fut incapable de tout, comme si son propre corps lui faisait défaut au moment où il en avait le plus besoin. À peine prit-il conscience de l’humidité qui s’étalait sur son entrejambe et se propageait le long de son pantalon, tandis que sa vessie se délestait.

C’en était fait de lui. Il serait la pièce maîtresse de leur prochain festin. D’entre ses lèvres s’extirpa un son aigu continu qui prit de l’ampleur. Sans esquisser un mouvement, il hurlait toute sa terreur à plein poumon. L’agitation gagna les monstres qui se jetèrent sur le pauvre gamin dans un maelstrom désorganisé, meurtrier.

(La suite dans « Apologue »)

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