APOLOGUE
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LIVRET : 5€
Photos de Matthew Pearce
JE SUIS FAITE DE LEURS RÊVES
Je suis faite de leurs rêves, née de leurs mains. Ils ont coulé mon acier au cœur de leur forge rouge. Ils ont sculpté mon bois craquelé, comblé mes fosses de ballast. Je luis de leur sueur, de leurs larmes, de leur sang.
Entendez ! Mes traverses de métal vibrent encore de leurs voix aujourd’hui éteintes.
Je me souviens des ordres aboyés du contremaître. Je me rappelle les chants laborieux qui rythmaient leur ouvrage. Me reviennent les cris des malheureux happés par le monstre mécanique lorsqu’il les broyait accidentellement, et les silences désespérés de ceux qui lui donnaient leur vie, avides d’un éternel soulagement.
Je connais le monde, je le parcours sans cesse.
Grâce à moi, ils ont dompté la distance, traversé des déserts, percé des montagnes, abattu des sommets.
Je guide, c’est ma prérogative, quand bien même, immobile, je ne suis plus arpentée que par des fantômes. Je ne disparaîtrai jamais vraiment, témoin survivant de la prouesse des hommes, de leur désir insatiable de se quitter, de se retrouver, de s’ancrer ici et d’essaimer là-bas, de s’émerveiller de spectacles nouveaux, de conquérir les forêts, les rivières, le ciel partout, les pays dépeuplés et d’y laisser leur empreinte.
Voici que je m’avance en cette terre abandonnée ; là où jadis fructifiait la sylve maîtresse, les broussailles audacieuses s’enracinaient le long de mes entretoises, des arbrisseaux mignonnets, amoureux du soleil, pointaient leurs têtes frêles à côté de mes rails. Les insectes besogneux s’installaient dans mes crevasses à l’abri du froid ou de la chaleur, dans les veines tendres et les lézardes épaisses de mes ponts de bois. Parfois, un habitant de sous les frondaisons s’aventurait. Un nez curieux humait l’air puis mon acier inerte, avant qu’une patte ne se risque sur sa courbe qu’autrefois un cantonnier avait caressée, en admirant la façon.
Quand soudain résonnait le grondement tumultueux de la locomotive dont je portai l’annonce en amont, la vie elle-même retenait son souffle. L’homme venait. Comme un éclair déchire les cieux, la machine déchirait l’espace et, de part et d’autre de leur panneau de verre, mille yeux se regardaient sans se voir.
Il n’est plus de cette essence que des échos.
Si j’avais des oreilles, elles resteraient sourdes. Si j’avais un cœur, il pleurerait de solitude. Si j’avais une âme, elle appellerait à l’oubli.
Les voix se sont tues à jamais, et pourtant je continue de sinuer, malgré les obstacles qui jonchent ma route, la terre qui se dérobe sous moi, les monticules de sable soulevé par un vent incessant qui m’ensevelissent.
D’une arche de pierres taillées, j’entraperçois mon répit. Au centre de cet abri suintant de l’eau de la montagne, le lichen s’arroge des droits de conquistador le long des murs humides. Mon fer brun de rouille combat les siècles. Mes solides tirefonds ne sont plus que de petits champignons ronds et bossus.
Si j’avais un corps, je frémirais d’espoir qu’entre ces parois ancestrales résonne encore une fois le pas d’un voyageur, comme il en fut des derniers qui suivaient ma ligne, le regard planté sur l’horizon fendu de mon profil. Qu’importait leur destination, qu’importait qu’il n’y eût plus de formidable machine qui leur épargne la peine, ils avançaient confiants, certains que je ne pouvais les duper, car jamais je n’ai dévié de mon but.
Je conduis, je contourne, je traverse. Il n’y a pas de frontières qui me soient barrage, tout juste épreuve. Toujours je poursuis et lorsque je m’efface, je ne cède pas, me voici de nouveau, plus loin.
Si j’avais un foyer, il serait multiple, fait de toits hauts couvrant de larges halls de marbre, d’arabesques et d’ornements de cuivre, de belles horloges qui jamais n’arrêtent le temps, mais s’obstinent à le compter, de jetées de béton où se creuse mon lit, où je m’étends de tous mes bras qui se croisent, se suivent, se séparent et se retrouvent. Dans le secret d’un édifice de briques et de poutres, je m’interromps. Reposent ici locomotives, wagons, fret, draisines, repus d’avoir tant porté, indifférents à la poussière qui tapisse leur peinture hier rutilante, leurs entrailles offertes à des mains désormais évanouies.
Je me languis des sifflets, de la clameur, des invectives, des baisers, des rires et des enthousiasmes. Ne serait-ce qu’une seconde, je voudrais que mes rails tintent d’une mélodie, d’une parole, encore chaude de la gorge qui la fredonne. Que des semelles dures éprouvent l’aplomb de mes lignes effilées, que des genoux s’écorchent sur mes graviers érodés, que des oreilles enfantines se collent à mes glissières, pleines d’impatience du train qui approche.
Je suis faite de leurs rêves qui eux seuls ont perduré. Mon privilège est ma malédiction, car pour l’éternité je mène, sans départ, sans arrivée, sans escale, que des ombres et des souvenirs.
Voyez ! Je serai dernière, debout quoique étendue, fine quoique longue, solide quoique rongée, à la hauteur de leurs ambitions et bien au-delà, reliant comme autant de points sur la carte du monde leurs villes et leurs villages dénudés, leurs époustouflants ouvrages décrépis et leurs routes oubliées. Demain n’existe pas plus qu’hier, puisque je ne vais ni dans un sens, ni dans l’autre, j’ai été, suis et serai indéfiniment, ultime repère, tel un phare en mer démontée.
De fer, je suis le chemin, la voie.