APOLOGUE
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Photos de Matthew Pearce
LE GRAND VENEUR
Ulysse ne fuyait plus. Il avait trouvé un refuge provisoire, même s’il ne pourrait pas y passer le reste de la nuit, à peine le temps de récupérer son souffle. Sur le qui-vive, le moindre bruit lui parvenait avec une acuité surréaliste. N’entendant plus la cavalcade des monstres, le martèlement des sabots, le cor sonnant l’hallali, il imaginait pouvoir s’en sortir.
Il était le dernier en vie. Il n’en avait pas la certitude — il n’avait pas pris le risque de s’arrêter ou de rebrousser chemin et s’en assurer — mais il ne percevait plus aucun signe de son amie. Charlène avait cessé de crier son nom depuis de longues minutes. Lorsque la meute avait chargé, il avait été déchiré par le soulagement de ne pas être leur proie et la terreur d’être le prochain. Puis il avait fermé son esprit aux hurlements d’agonie de la jeune fille, couru au-delà de ses forces, au-delà de sa douleur, loin, toujours plus loin, dans les profondeurs de la forêt séculaire.
Maintenant, entre ces roches fendues posées là comme par miracle, les muscles durs de l’effort accompli, il se terrait, aux abois, gibier du Grand Veneur.
Octobre était splendide. L’été n’en avait pas vraiment fini avec l’Auvergne et dans ses bois noirs, la vie grouillait des préparatifs de l’hiver, les frondaisons ravies d’offrir leur somptueux spectacle automnal avant l’engourdissement.
À peine avaient-ils repris les cours en fac de médecine − déjà submergés par le travail à fournir afin de se s’installer dans le peloton de tête de la promotion − Ulysse, Pierre-Yves, Charlène et Julie s’étaient programmés un week-end camping sauvage au cœur des forêts du Livradois, « façon Koh-Lanta » avait plaisanté « Pyves ». Notion très largement discutable puisqu’ils n’avaient pas lésiné sur leur équipement, histoire de parer à toute éventualité. Qui plus est, trois futurs médecins et une infirmière devaient pouvoir remédier à toutes blessures malencontreuses. La météo était de la partie.
En dehors des nuits fraîches, ils n’avaient pas eu à se prémunir des températures assez chaudes pour la saison. Même les jumelles, plutôt frileuses, se pavanaient en débardeur, narguant le soleil et ses rayons qui coulaient entre les interstices de la canopée.
Le grand-père de Pyves possédait une maison à La Chaise-Dieu. Un trou, selon l’avis de ceux qui ne s’étaient jamais vraiment éloignés de Clermont-Ferrand, pourtant un haut-lieu de la culture d’après leur camarade qui leur avait vanté la renommée du festival international de musique classique et la splendeur de ces chefs-d’œuvre musicaux. Chaque année, il y accompagnait ses parents. C’était plus qu’un souvenir d’enfance, c’était une véritable institution qui expliquait son goût immodéré de Mozart, Vivaldi ou Saint-Saëns. Ulysse, lui, entièrement dévoué à la cause des rappeurs américains, du grand Jay-Z au controversé Lil Nas X, ne se privait jamais d’une vacherie à ce sujet, de l’ordre de « tes musiques de macchabées ». Ce n’était jamais qu’un jeu toutefois. Les amis avaient fait connaissance dès leur entrée en faculté, le premier jour à leur première heure de cours, et depuis ne s’étaient plus quittés.
Puis Pyves était rapidement tombé sous le charme de Charlène, une autre étudiante du campus. Plus tard, il admit, sous la pression des filles, qu’il lui avait fallu du temps à comprendre qu’elles étaient jumelles. Il avait mis sur le compte d’un tempérament lunatique les sautes d’humeur de la jeune femme qu’il ne s’expliquait pas, et non sur la probabilité qu’elles fussent deux. Le lundi, elle répondait chaleureusement à son salut, le mardi, elle l’ignorait. Ça ne l’avait pas découragé et bien qu’Ulysse insistât pour qu’il « lâche l’affaire », il s’accrocha. Il eut raison. Charlène fut ravie de partager un MacDo’ avec lui quand il l’y convia, lui apprenant par la même occasion l’existence de Julie. Les deux sœurs se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Cependant ils n’eurent bientôt plus de mal à les distinguer tant elles avaient des caractères opposés. Charlène studieuse en toutes circonstances, Julie délurée. L’une un peu naïve, l’autre facétieuse. L’une fervente matheuse, l’autre amoureuse des belles lettres. Par ailleurs, Charlène portait toujours des baskets — « parce que c’est pratique » disait-elle — alors que les chaussures de Julie ne manquaient jamais d’excentricité. Au moindre doute, il vous suffisait de baisser les yeux pour les différencier. Enfin, la première étudiait la médecine, la seconde suivait un cursus d’infirmière.
L’idylle entre Pyves et Charlène fit long feu. D’un commun accord, ils convinrent qu’ils étaient bien meilleurs amis qu’amants et qu’ils préféraient encore mettre un terme à leur relation intime avant de gâcher l’affection réciproque qui les liait. Ainsi, ils furent, d’une certaine manière, les piliers de leur fraternité, donnant le « la » d’une amitié qui se fortifiait chaque jour un peu plus, entre Julie, Pyves, Charlène et Ulysse. Ils n’étaient plus seulement des potes, ils étaient frères et sœurs d’armes.
Cette expédition à La Chaise-Dieu était un véritable week-end familial : ils allaient chez le grand-père, s’amuser, se relaxer, profiter des derniers beaux jours. Qu’importe que l’aïeul fût uniquement celui de Pyves, ils l’avaient adopté comme de leur sang avant même de l’avoir rencontré.
Du reste, Bernard était d’un naturel convivial. Il les accueillit tous avec le sourire, la table débordante de victuailles, la bière en fût plutôt qu’en bouteille, le jardin fraîchement rasé et peigné tel un petit paradis à disposition. Pour un célibataire de longue date, la maison était un bijou de rusticité, entretenue avec un soin méticuleux. Pyves leur avait confié que sa grand-mère était décédée alors qu’il était tout jeune. Un méchant cancer qui ne lui avait laissé aucune chance. D’ailleurs, il se souvenait si peu d’elle que ses seules réminiscences s’inspiraient plus des photos jaunies sur lesquelles il avait pu mettre la main que sur sa mémoire elle-même.
Ils furent choyés. Les chambres étaient propres, chauffées par l’antique conduit de cheminée qui traversait les étages et qui irradiait dès qu’ils allumaient l’âtre du salon à la nuit tombée, les lits gonflés des édredons de plumes d’autrefois. Les filles prirent un malin plaisir à se jeter dessus comme des gamines aussitôt qu’elles les aperçurent, leurs corps amortis par un « pouf » moelleux. Ulysse, lui, n’en avait jamais vu.
Cette première nuit, enfoncés dans les profondeurs du matelas, ensevelis sous les couches de laines et de duvets, leur avait donné prétexte à reconsidérer leur projet. Avaient-ils vraiment envie d’aller se perdre dans les bois noirs qui les cernaient ? Se mesurer à la rudesse de la nature alors qu’ils pourraient dormir tout leur saoul ici, toute l’éternité s’ils le voulaient, avant le grand coup de feu des partiels ?
Mais Pyves n’avait pas cédé, pas même face aux supplications des jumelles. Tout juste leur avait-il accordé une journée de plus à flâner en compagnie de Bernard, dans les rues magnifiques de La Chaise-Dieu, jouant les touristes à l’abbaye et à la salle de l’écho. Ils s’étaient imprégnés des mythes locaux que le grand-père leur contait au détour d’une bâtisse médiévale, d’une fontaine plus ancienne que la ville même, devant un mémorial de pierre qui se dressait discret le long d’une venelle. Peut-être parce qu’ils étaient jeunes ou tout simplement d’indécrottables citadins, ils avaient été particulièrement réceptifs à ces histoires dont ils avaient savouré le sel, entre incrédulité et superstition.
Le soir, encore pris dans la magie de ces récits, ils avaient écouté, aussi avides que des bambins au théâtre, la légende du Grand Veneur. Pyves, le plus rationnel d’eux tous, n’avait pu s’empêcher de faire remarquer qu’un conte similaire se transmettait de génération en génération dans une région du Cantal, du côté des forêts à l’est de Saint-Flour. Bernard avait fait la sourde oreille à sa remarque et s’était empressé de poursuivre.
« Le Grand Veneur rôde dans nos bois ! Prenez garde, au creux des ténèbres, si vous entendez sa horde sauvage ravager les fourrés, hurler à la mort du gibier qu’elle traque. Juché sur son destrier de malheur, il chasse, depuis des siècles et pour l’éternité, toute vie, qu’elle soit animale ou humaine. Cachez-vous, soyez silencieux. Laissez passer le macabre cortège. Quand poindra le jour, tout danger sera écarté. Mais avant, restez invisibles. »
Ils avaient ri, un brin nerveux. Pyves avait secoué la tête, désolé, avant de se joindre à leur hilarité, Bernard fier de son petit effet.
« Qui est ce Grand Veneur ? » avait demandé Julie.
« Un nobliau trop arrogant ! On dit qu’il était cruel, sans qualités notables et surtout, peu croyant. Par ici, berceau catholique qui a vu un moine devenir pape, ce n’était pas seulement un blasphème, c’était une impensable hérésie. Cet homme imbu était féru de chasse à courre, activité qui constituait l’essentiel de son existence, et quand la vieillesse pointa son nez, il vendit son âme au diable en échange de trente années de sursis à parcourir encore la forêt giboyeuse. Il le lui accorda. Pour autant, une fois mort, il ne gagna pas les enfers. Son esprit damné est prisonnier de ces bois et les voyageurs égarés, les pèlerins trop confiants ou… les enfants pas sages sont alors pris au piège, pourchassés par le Grand Veneur et ses chiens. »
Les jumelles, de concert, avaient ouvert la bouche en un grand O comique. Ulysse avait éclaté de rire devant leur mine, imité par Bernard l’œil brillant de malice.
La nuit venue, ils n’avaient plus pensé au terrible fantôme.
Le lendemain, le soleil était aussi éclatant que la météo l’avait prévu et cela suffit à leur donner l’entrain de quitter l’aïeul. Les paquetages ficelés, ils avaient salué chaleureusement leur hôte avant de s’engager sur les chemins de randonnée.
La balade s’annonçait superbe. Les conversations étaient légères ainsi que le pas. Ils s’aspergeaient de l’eau de leurs gourdes, jouaient à chat comme des gosses, se juchaient sur de grosses pierres en haut des côtes afin d’admirer le paysage, multipliant les selfies qu’ils partageaient sur les réseaux sociaux. Parfois, ils opéraient un détour prudent quand ils croisaient des troupeaux de vaches au sein desquels ils repéraient la masse charpentée du taureau. Pyves leur expliqua que le retour du mastard auprès des génisses était un phénomène assez récent. Pendant longtemps, l’insémination artificielle avait supplanté la saillie, rendant la présence de ces colosses dispensable. Aujourd’hui, les paysans revenaient sur cette pratique, suscitant la circonspection des promeneurs. Ceux qui ont vu le taureau charger n’étaient pas rares, même si les accidents l’étaient, eux.
Ils atteignirent l’orée de la forêt plus vite qu’ils ne l’avaient escompté, s’étaient alors couvert les épaules, l’humidité remontant du sol et les arbres touffus estompant les rayons du soleil. Il faisait soudain plus frais. À la fin de la journée, les températures fléchirent à mesure que la pénombre s’étendait sur le Livradois. Ulysse avait suggéré de ne prendre aucun risque. Ce n’était pas une course, ils avaient tout leur temps, aussi ils pouvaient déjà monter leur campement, profiter des dernières lueurs du jour, se reposer un peu avant de préparer le dîner.
Charlène approuva, suivie de Julie. Pyves se rangea à l’avis de la majorité.
Ça n’avait pas été une mince affaire que de trouver un terrain assez plat et dégagé au milieu des troncs. Après une bonne heure, ils avaient jeté leur dévolu sur un recoin tapissé de mousse et d’aiguilles de sapins séchées. Un cercle de pierres rondes leur avait offert un espace sûr où ils avaient pu allumer un feu sans embraser toute la forêt. Ils avaient mangé chaud, chanté, ri, philosophé avant d’aller se coucher non sans un regard sur le firmament. Leur bonheur était comble.
Pyves s’était réveillé le premier, une espèce d’intuition perturbant le courant de ses rêves, interrompant son sommeil déjà agité. Lorsqu’il était sorti de la tente, il avait immédiatement repéré les dégâts causés par un visiteur importun : leurs déchets pliés avec soin étaient éparpillés sur le sol, les cendres du foyer étalées salement au-delà des rocs, de nombreuses empreintes dans les parties meubles de la terre qu’il ne sut identifier. Ses connaissances environnementales étaient bien plus restreintes qu’il ne concédait à l’avouer, aussi il estima qu’il s’agissait d’un animal, sans déterminer lequel. Cela le contraria, mais, après tout, ils étaient en pleine nature, ils ne régnaient pas en maîtres ici et ne se doutait pas encore à quel point c’était vrai. Maugréant, il décida de réparer grossièrement les dommages.
Tandis qu’il replaçait les ordures dans un nouveau sac poubelle biodégradable, un hurlement déchira la nuit. Pyves se figea. Des frissons lui parcoururent le corps et les poils de la nuque se hérissèrent. Y avait-il des loups ? Il ne s’en souvenait pas. L’espace d’un instant, il hésita à tirer les autres de leur sommeil, puis le silence s’imposa de nouveau. Son angoisse reflua. Il reprit son nettoyage.
Soudain, une plainte stridente, plus proche, brisa la quiétude des ténèbres. Cette fois il ne tergiversa pas. Comme une furie, il revint vers sa couche, secoua Ulysse sans ménagement « Debout ! DEBOUT ! Ça craint, faut qu’on rallume un feu !! ». Il aurait pu le faire tout seul, si la peur n’avait pas pris l’ascendant sur sa raison. Il voulait ses amis à ses côtés. Viscéralement.
Ulysse, tout ensommeillé, marmonna des bouts de phrases incompréhensibles et lui tourna le dos, mais Pyves insistait. Il consentit enfin à sortir du confort de son sac de couchage. « Les filles dorment ? » demanda-t-il, un brin envieux. « J’y vais » s’entendit-il répondre.
Pyves recommença son manège dans l’autre tente. Les jumelles furent tout aussi rétives à s’extirper de leur cocon et Julie rétorqua même vertement aux arguments du garçon. Ce fut Charlène qui se leva quand elle prit conscience de l’état du jeune homme. Néanmoins, il ne fournit aucune explication à son comportement avant de les avoir tous réunis au centre du campement, frissonnants de l’humidité des bois. De leurs yeux encore flous, ils constatèrent à leur tour les dégâts.
« C’est sûrement un sanglier » raisonna Julie. « En Corse, lorsque je faisais du camping sauvage, nous devions planquer toutes nos affaires. On les suspendait quand on pouvait. Sinon, au matin, tout était dévasté. » Pyves avait beau arguer qu’un sanglier, à sa connaissance, ne hurlait pas à la mort, tous s’accordèrent sur son exagération certaine de la situation et la justesse de la théorie de la jumelle. S’ensuivirent quelques quolibets, tandis que leur ami tentait, contre l’avis général, de rallumer un feu. Il emporta la victoire, les autres désertant le champ de bataille et préférant regagner leurs pénates. Le temps que les flammes crépitent, repoussant les ténèbres de leur danse folle, la troupe avait déjà succombé à Morphée. Pyves, lui, ne put retrouver le repos. Il resta tout le reste de la nuit à veiller, à nourrir la flambée de petit bois, jusqu’aux premières lueurs de l’aube, ruminant sa rancœur d’avoir été abandonné par ses compagnons.
Quand vint l’heure du petit déjeuner, il n’avait pas décoléré. Maussade, il avala ses barres de céréales et son café lyophilisé en silence. Les filles tentèrent de le dérider, en commençant par des excuses, mais rien n’y fit. Ulysse, lui, ne s’en formalisa pas plus que ça et entreprit de démonter les tentes, de faire l’inventaire de leurs denrées après les assauts sauvages sur leurs stocks, et d’empaqueter le restant. L’ambiance était bien moins joviale lorsqu’ils reprirent leur randonnée que le jour de leur grand départ.
Dès la fin de matinée, le soleil parvint à transpercer la canopée avec ardeur redonnant à chacun le goût de l’aventure. Parfois, ils émergeaient sur des plateaux surplombants les valons et les champs infinis, où perçaient des clairières naturelles à l’herbe douce. La lumière jouait entre les branchages, tombant en traits d’or sur le sol où dansaient pollen et poussières. Ces ballets virevoltants ne cessaient d’émerveiller Julie qui sentait fleurir des inspirations poétiques à leur contact. Cette journée tendre comme un dimanche eut raison de la mauvaise humeur de Pyves qui, au crépuscule, quand il fut question de remonter le campement, se plia volontiers aux suggestions de Charlène de parer à toute intrusion nocturne dans leurs affaires en les suspendant aux branches. Sanglier ou autre, aucun animal sauvage n’aurait gain de cause. Qui plus était, ils atteindraient le lendemain soir leur destination, le week-end touchant à sa fin, leur vie n’était donc absolument pas en danger quand bien même viendraient-ils à manquer de ravitaillement.
Pendant la veillée, Ulysse finit d’amollir son comparse avec quelques anecdotes de son adolescence qu’il mettait en scène avec force détails, tirant de son auditoire une hilarité aussi spontanée qu’irrépressible. Le trublion de la bande usa de son talent jusqu’à ce que chacun oubliât les agacements de la veille, et s’extasiât sur la voûte céleste dont ils percevaient le scintillement entre les arbres. Tandis que les flammes crépitaient, que les orchestres stridulants des insectes égayaient le crépuscule, la fatigue d’une harassante journée de marche rattrapa les randonneurs qui s’écroulèrent à même le sol, blottis les uns contre les autres, enroulés dans leurs couvertures.
La nuit piaillait doucement, leurs songes portés par les effluves bruns de la terre et du bois humide. Paisibles, le souffle lent, ils dormaient à poings fermés.
Alors le tonnerre d’un cor de chasse retentit. Une note unique, à la fois longue et dilatée.
Tous quatre s’éveillèrent en sursaut. Cette fois, Pyves n’eut aucun besoin de convaincre qui que ce soit qu’ils n’étaient pas seuls dans ces bois. Les regards se bousculèrent, incrédules, tandis que les cerveaux balayaient les bribes de sommeil et tentaient de trouver une explication à ce que les oreilles avaient entendu. Mais les ténèbres retrouvaient déjà leur clameur familière. La tension à son comble à l’instant où ils s’étaient redressés se relâcha au gré des secondes. Ulysse se mit à rire nerveusement. Julie fit de même tout en resserrant autour d’elle son sac de couchage. Charlène scrutait les ombres, mais tout était immobile.
« Je crois qu’on ferait mieux de s’abriter dans les tentes », avança la jumelle. Ils approuvèrent sans discuter et entreprirent de rassembler leurs affaires.
Puis sonna un second appel.
Ils se figèrent. Impossible cette fois de feindre l’ignorance.
« Qui joue de la trompette ici et à cette heure ? » s’insurgea Ulysse. Bravache, il se dressa solidement sur ses jambes et invectiva les bois. Les bordées d’insultes n’émurent visiblement pas leur fantomatique assaillant, car personne ne répliqua.
Pyves tenta d’apaiser son ami, en vain.
« On est loin du prochain village ? » s’enquit Charlène, « Aucune idée… » lui répondit-il, dégageant son portable de sa poche. Lorsqu’il activa le téléphone, la luminosité de l’écran lui raya les rétines. Une heure quarante du matin, lut-il. « On ne va pas se planquer dans les tentes » s’affola Charlène « on va tout ramasser et on marche jusqu’à la première ferme qu’on croise. Il y a en a sûrement une pas loin ». Bien que rien ne pût leur permettre de confirmer une telle supposition, ils adhérèrent sans rechigner à l’idée. Ulysse s’était finalement tu et il joignit son énergie à celle de ses camarades. La peur les galvanisa. En moins de temps qu’il en faut pour le dire, ils avaient déjà tout remballé.
Ils ajustaient les sangles de leur paquetage sur les épaules lorsque l’écho des aboiements sauvages des chiens résonna dans les profondeurs de la forêt. Ils se pétrifièrent d’effroi. En un éclair, toute l’histoire de Bernard leur revint en mémoire. Les yeux trahissaient les pensées communes, les mots étaient inutiles. Une stupide fable revêtait soudain une réalité qui les dépassait et que leur esprit se refusait à admettre. C’était délirant.
Sans crier gare, Pyves détala.
D’abord stupéfaits, ses compagnons le suivirent du regard quelques secondes avant de l’imiter.
Il y eut un frémissement parmi les branches, un souffle, un soupir, un signal éthéré qui marqua le départ de leur course folle, le coup d’envoi de leur destinée, l’appel à leur survie.
La Grande Chasse avait commencé.
Ils avalaient l’air comme des affamés, par goulées brûlantes. Leurs oreilles n’étaient tendues que vers un seul point : leurs arrières. Quand elles captèrent le martèlement des sabots sur le sol sec, ils crurent que la forêt elle-même se mettait à trembler à l’unisson de ce rythme infernal.
« Par ici » avait lancé Pyves qui menait la cavale.
Il avait opéré une bifurcation sur un sentier plus dégagé qui facilitait leur fuite. Les conduisait-elle à leur salut ? Aucune idée. Ils étaient concentrés sur l’immédiateté de leur situation et ne se projetaient pas au-delà.
Ulysse ne voyait devant lui que les sacs à dos qui tressautaient, incapable d’identifier son porteur dans l’urgence. Il ne reconnut Julie que lorsqu’elle trébucha sur une branche morte traîtreusement posée en travers de son chemin. La jeune fille hurla, de douleur et de terreur, en s’écroulant. Ni sa sœur ni Pyves ne se retournèrent.
« Relève-toi », lui ordonna Ulysse, l’attrapant par le bras à son passage. Elle mobilisa toute son énergie à cet effort, tandis qu’il jetait des coups d’œil éperdus sur les ténèbres qui les cernaient, la maudissant d’être aussi maladroite.
« Je ne peux pas » gémit-elle, « c’est cassé ! ». La main sur sa cheville, elle masquait la malléole. Il jura, puis se pencha sur elle. Une rapide observation médicale lui indiqua qu’il n’y avait pas de fracture, une belle entorse tout au plus.
« Non, ce n’est rien. Tu peux marcher. C’est douloureux, mais tu peux le faire. Allez ! » Cette fois, il la souleva de terre sans tenir compte de ses protestations. Mais dès qu’elle posa le pied au sol, elle se remit à crier. Un flot d’aboiements hargneux répondit à sa souffrance et Ulysse fut sur le point de l’abandonner à son sort.
Comme si elle l’avait senti, elle lui souffla « Me laisse pas ici, je t’en supplie ». Pyves et Charlène étaient déjà loin, estima-t-il. Ils étaient seuls, livrés à eux-mêmes. Il inspira profondément et traqua la moindre information qu’il put capter quant à l’imminence du danger. À son plus grand étonnement, il eut l’impression que les chevaux s’étaient éloignés. Rien n’indiquait non plus que les cerbères furent à leur portée.
Il raffermit sa prise sous son aisselle, passa son bras autour de son cou, et s’échina à deviner le chemin. Malheureusement, ce que leur ami avait perçu lui échappait complètement. Pourquoi diable Pyves avait-il pris cette voie ? Lui ne voyait rien d’autre que des troncs, des branches, des broussailles qui se refermaient sur eux, un mur végétal au-delà duquel rien n’existait. Julie se mit à pleurer en silence.
« On ne sait même pas où on est », chuchota-t-elle, anéantie.
Il leva les yeux au ciel.
Elle l’imita. Alors il pointa les astres du doigt, à travers les trouées des frondaisons.
« Ici ! Cassiopée ! »
Elle comprit quasi instantanément ce qu’il faisait.
Ulysse effectua de rapides calculs, sa main libre tendue en direction de la voûte céleste.
« Je ne suis pas sûr, mais… par là-bas, ce serait le nord. »
Leur esprit se focalisa sur cette information et s’y tint fermement. Qu’importait au fond où ils allaient, aucun n’ayant souvenir de la position d’un village, pas même d’avoir pris la peine d’observer une carte des lieux. Pourtant ils eurent le sentiment viscéral d’avoir enfin une idée à laquelle se raccrocher, une lueur d’espoir.
Sans plus s’attarder, ils se redressèrent et se remirent en marche, Julie suspendue à Ulysse. Impossible de courir. Conscients de leur vulnérabilité, ils s’efforcèrent de se concentrer sur leur nouvel objectif, franchissant les mètres comme autant d’obstacles.
Julie serrait les dents à chaque faux pas, broyant la douleur entre ses dents. Malgré tout, ils se traînaient comme des limaces et l’exaspération l’emporta bien vite sur la peur.
« Je ne veux pas mourir ici », gémit la jeune fille.
Ulysse ne répondit rien. Il fixait le chemin droit devant, attentif à la moindre menace que les étoiles éclaireraient soudain de leur halo blanc. Mais plus ils progressaient, plus l’obscurité s’épaississait.
Alors qu’ils avançaient à l’aveugle, le jeune homme sentit son pied s’empêtrer dans un fouillis de ce qu’il prit pour des détritus. Il ne réussit pas à se dégager et ils valsèrent tous les deux sur le sol.
Julie cria. Ulysse jura.
Quand il jeta un regard mauvais en direction des débris fautifs de leur chute, un vide glacial s’empara de lui. Il fut incapable de hurler.
Au milieu d’un amas de feuilles, un corps gisait, déchiqueté, baignant dans son sang encore frais. Sa face tournée vers la voûte céleste, il n’y avait aucun doute quant à son identité : Pyves. Il ne lui restait que le haut du visage, une partie de sa mâchoire avait été arrachée, ainsi que son oreille droite et une parcelle de son cuir chevelu. Ses membres semblaient disloqués, étendus en des positions anatomiquement impossibles. Ses vêtements en lambeaux laissaient deviner d’horribles cavités sur l’ensemble de son torse et de son ventre. On aurait dit qu’une bête avait entrepris de le dévorer puis avait renoncé à son repas une fois entamé.
Il lui manquait une jambe. Par expérience, le jeune médecin repéra instantanément la section nette à la jointure de la cuisse. Ce morceau-là avait été « prélevé ». Ulysse comprit aussi qu’il avait été entravé par les restes du pantalon de son ami.
Il y eut une succession d’évènements qui le tira de sa paralysie.
D’abord, il prit conscience des mugissements de Julie.
Ensuite, il en vit la cause.
Là, alignés comme des juges en cour d’assises, des yeux rouge brillant des feux de l’enfer portant en chacun d’eux la mise à mort inéluctable qui les attendait, d’immenses chiens les observaient, l’écume moussant sur leurs babines hérissées de crocs.
La panique l’avala tout entier.
S’il avait pu la maintenir à distance jusqu’alors, elle l’ensevelit telle une vague irrépressible, le noya et l’emporta dans ses abysses.
Le jeune homme se releva. Miraculeusement, ses genoux tinrent bon, solides et verrouillés. Alors, sans demander son reste, il se mit à courir comme un marathonien, abruti de terreur, la gorge brûlante et les pupilles larmoyantes, les doigts crispés en deux poings durs que rien n’aurait pu ouvrir.
Il n’aurait su dire si sa compagne avait hurlé quoi que ce soit au cours des quelques secondes avant son trépas, quand elle avait compris qu’il venait de la condamner, lorsque les loups s’étaient jetés sur elle. Il n’entendait plus rien, ses tympans soudainement oblitérés. Il n’était que fuite et tout ce qui aurait pu le ralentir n’existait plus. Aucune réflexion n’était plus possible, il était devenu un animal sauvage acculé.
Les minutes s’allongèrent comme du chewing-gum mou. La nuit n’en finissait plus. Chaque arbre, chaque buisson, chaque pierre ressemblait à l’autre et les étoiles qui, l’espace d’une pause, avaient été ses plus sûres alliées, lui redonnant un semblant d’espoir, n’étaient plus que des lampions silencieux accrochés à la toile céleste, décor de carton-pâte de son drame.
Ulysse sentit ses poumons sur le point de s’effondrer. L’oxygène qu’il happait ne suffisait plus à son effort. Il revint au monde, bribe par bribe, réalisant d’abord le silence inquiétant qui le cernait, avant de prendre la mesure de sa solitude.
Il ralentit, puis s’arrêta.
Sans crier gare, son estomac se révulsa et il dut prendre appui sur un sapin centenaire afin de ne pas s’écrouler sous la violence des haut-le-corps.
Il était vide. Vide de pensées, vide d’énergie, vide de sentiments. Il aurait été plus que sidéré de voir à quelle vitesse l’homme qu’il était au crépuscule s’était évaporé, à jamais perdu. Même s’il s’en sortait, il ne serait plus jamais le même.
Un craquement le remit en alerte.
Les yeux écarlates tatouèrent sa mémoire et des sueurs froides lui parcoururent la peau. Un bruit sec de nouveau. Puis encore, et encore. Des pas. Hésitants, maladroits… prudents.
Ulysse se tendit comme un arc, prêt à bondir, lorsque le visage familier de Julie, d’un blanc fantomatique, apparut d’entre les arbres.
Son pouls s’accéléra.
Elle se figea quand elle le remarqua à son tour. Son regard affolé le jaugea, l’inspecta de la tête aux pieds, sous toutes les coutures, avant qu’elle ne fonde en larmes.
– Oh merde ! Ulysse… glapit-elle. Ils l’ont tué… ils l’ont mangé…
La jeune femme s’approcha, le bras replié contre la poitrine. Son débardeur était imbibé de sang et, entre le poignet et le coude, une morsure gigantesque avait emporté un morceau de chair.
Elle tremblait comme une feuille, de froid, de terreur, de stress ? Sûrement tout à la fois.
Quand elle fut assez près, il retrouva ses esprits.
Non pas Julie. Charlène.
– J’ai rien pu faire, lui répondit-il d’une petite voix pleine de culpabilité.
– On s’est perdu, reprit-elle. J’étais juste derrière lui, j’ai tout vu. Ils se sont jetés sur lui ! Ils l’ont dévoré vivant ! C’était… atroce.
Ses larmes redoublèrent. La présence d’Ulysse lui apportait un soulagement incommensurable, même au milieu de nulle part et encore en danger.
Il la laissa s’épancher, le front appuyé sur son épaule, alors qu’il entendait le sang de sa blessure goûter en chocs sinistres sur le tapis de broussailles.
Charlène renifla enfin, apaisée autant que faire se peut, et demanda :
– Où est Julie ?
Il n’eut pas la force d’avouer sa couardise. Son seul courage ne servait qu’une cause, la sienne, afin d’assurer sa survie. S’il s’en sortait, alors il affronterait la noirceur de son âme. Peut-être.
– Je ne sais pas. On a été séparés aussi… je suis désolé.
Est-ce que Charlène était plus brave que lui ? Ou bien avait-elle atteint le comble de l’horreur et n’avait-elle plus de place en son cœur pour admettre la conclusion de ce que cet aveu impliquait ? Elle hocha la tête, simplement, la mine ravagée.
– Je suis fatiguée, constata-t-elle. J’ai perdu beaucoup de sang.
Ils baissèrent les yeux sur sa blessure. Ils étaient médecins tous les deux, ils savaient exactement ce que cela signifiait. Charlène luttait contre l’évanouissement, son corps utilisant ses ultimes ressources afin de la maintenir en vie. Même s’ils trouvaient du secours, elle ne sauverait pas son membre.
– Il s’est sacrifié, murmura-t-elle. Quand le chien m’a attaquée, il s’est interposé. Alors c’est contre lui que la meute s’est retournée.
Pyves avait été grand jusqu’à la fin. La petitesse de ses propres actes apparut encore plus flagrante à Ulysse et il aurait voulu étrangler Charlène à cet instant pour ne pas avoir à affronter sa honte.
– On va où ? l’interrogea-t-elle, reportant sur lui la confiance qu’elle avait vouée à son ami mort.
Mais il n’en savait rien ! Il aurait pu chercher de nouveau les constellations, lui rejouer la même scène qu’à sa sœur, faire semblant. À quoi bon ?
– Par là, dit-il, atone, en levant la main en amont de leur position.
Il n’y avait rien là-bas que les ténèbres, pourtant elle opina.
Après quelques pas, elle reprit :
– Tu entends ?
– Quoi ?
– Rien, justement. On dirait qu’ils sont partis.
Il tendit l’oreille. Effectivement, la forêt était bien silencieuse. Ulysse se souvint d’avoir aussi fait ce constat avant que l’enfer ne s’abatte sur Julie et lui. Ce n’était qu’un sursis.
– Peut-être que… suggéra-t-elle.
Mais il la coupa sèchement.
– Avançons. Tu as besoin de soins.
La cruauté du chasseur fut telle qu’ils purent marcher longtemps sans aucune alerte. Au point qu’ils se prirent à espérer. Avec une abnégation forcenée, ils mettaient un pied devant l’autre, la tête basse, relevant parfois les yeux sur l’obscurité qui ne s’ouvrait sur rien, mais qui leur paraissait alors pleine de promesses. Après ce détour sûrement, ou bien celui-là. Au-delà de ce bosquet touffu, ou bien après cette rangée d’arbres. Leurs pensées convergèrent alors qu’ils gagnaient en confiance ce qu’ils perdaient en vigueur.
Mais Charlène dut s’avouer vaincue, harassée. Ses jambes flageolèrent et elle se laissa tomber sur le moignon d’un tronc qui gisait là, pourrissant. Ulysse revint sur ses pas. Même à la faveur de la lueur blafarde des étoiles, il remarqua l’extrême pâleur de la jeune fille. Elle semblait un cadavre ambulant tant ses traits étaient tirés, la peau translucide tendue sur ses muscles contractés de douleur. Quand elle tenta un faible sourire, il comprit ce qu’elle ne formula pas, mais qui tenait de l’évidence : trouveraient-ils du secours, la probabilité qu’ils aient le temps de la conduire à l’hôpital le plus proche avant qu’il ne soit trop tard pour elle était désormais inexistante.
En un geste très maternel, elle caressa la tempe de son ami de sa main valide. Ulysse se mit à pleurer, lui qui avait résisté si vaillamment jusqu’à présent.
− On est en Auvergne, hein ! On n’est pas au fin fond des grandes forêts américaines. Je suis certaine que tu vas tomber sur une ferme ou un village. C’est obligé.
Elle parlait d’une voix douce, presque hypnotique, et le jeune homme se raccrochait à chacun de ses mots comme à une bouée en mer démontée.
− Tu vas chercher quelqu’un, puis tu reviendras, d’accord ?
Ils savaient tous deux que cela n’arriverait pas. Était-ce vraiment indispensable de sauvegarder les apparences ? Il était sur le point de se rebeller lorsque les hurlements de la cabale brisèrent cet instant fragile. La brusque réalité de leur situation les prit à la gorge.
− Va-t’en ! lui intima Charlène.
Il remarqua qu’elle ne tremblait plus. L’effroi n’avait plus de prise sur elle, sa résignation avait solidifié sa détermination. Il l’envia. Ses yeux se soudèrent aux siens et il fut sur le point de lui avouer toute sa lâcheté, comment il avait abandonné Julie, étreint du désir violent de soulager sa conscience, ne serait-ce qu’un peu, avant de mourir. Mais elle le repoussa brutalement.
– Casse-toi, putain !
Ulysse réprima un hoquet, secoua la tête et se ressaisit. Il n’y eut pas d’autres échanges entre eux, pas même un adieu. Lorsque son regard passa au-dessus de la masse bouclée des cheveux de la jeune fille, il réalisa qu’elle lui faisait cadeau de précieuses minutes d’avance sur leur traqueur. Malgré les ténèbres, il devinait la cavalcade mortelle des bêtes écumantes de rage dans les sous-bois. Il recula enfin, à la manière de ces baudets récalcitrants, quand une silhouette massive aux proportions inhumaines s’avança au-devant de la meute, juchée sur un destrier tout aussi invraisemblablement énorme. Sa robe d’encre luisait de sueur et exhalait des volutes de vapeur. De ses naseaux, trous béants d’une noirceur insondable, grondait le souffle d’une forge infernale.
À la réaction de son ami, Charlène comprit que la mort était déjà là. Elle ne se retourna pas, quoique son cœur s’emballât à son corps défendant. Alors qu’elle se recroquevillait sur elle-même, Ulysse, lui, se mit à courir.
Il grelottait. Des secousses irrépressibles dont il ne savait s’il les devait à sa peur, à sa fatigue ou au froid. Les sous-bois étaient humides et ces gros cailloux, au creux desquels il s’était réfugié, faisaient office de condensateur. Des gouttelettes d’eau dévalaient les parois minérales anthracite.
Les genoux ramenés contre la poitrine, les images terribles des corps déchiquetés de ses camarades l’assaillaient en flash violent qu’il ne pouvait esquiver. Son esprit était sur le point de s’effondrer et, si ce n’était l’instinct de survie, il aurait déjà sombré.
« Tu vas t’en tirer » s’admonesta-t-il, comme un mantra auquel il ne croyait même pas. « Tu vas t’en sortir », répéta-t-il, plus fermement. Il se concentra sur sa respiration. Cohérence cardiaque. Une technique très utilisée dans le milieu médical et qu’on leur avait enseignée très tôt. Il imagina l’océan, se figurant une à une les vagues qui venaient se jeter sur la grève alternativement, avec régularité. Il inspira puis expira au rythme du ressac et son cœur adopta cette marche forcée. Enfin il eut l’impression de reprendre le contrôle.
Ulysse expulsa l’air de ses poumons plusieurs fois, en salves sèches, à la manière d’un sportif qui s’apprête à accomplir l’impossible. Il risqua la tête hors de son abri et avisa les alentours. Il lui sembla que les ténèbres étaient moins denses, que le ciel avait perdu de sa noirceur et qu’une faible lueur sourdait par-delà le firmament. Toutefois, une quiétude morbide baignait la forêt. Il savait maintenant d’expérience que cela n’augurait rien de bon, aussi mit-il à profit la maigre énergie dont il disposait.
Il s’élança, droit devant. Sa destination n’avait aucune importance, il fuyait à l’aveugle.
Il ne fallut pas longtemps — encore que la notion du temps fut, comme les autres, pervertie — avant que ne s’élève la clameur de la meute affamée. Les horreurs le talonnaient et allaient enfin accomplir leur ultime carnage. Un cri effroyable prit forme dans le ventre d’Ulysse, brûla sa poitrine et laboura sa gorge qu’il expulsa de sa bouche comme une parturiente en plein travail. Il accoucha de toute sa rage, de toute sa frousse, de tout son désespoir, seul et perdu, vivant ses derniers instants.
C’est alors que le miracle se produisit.
Les arbres s’espacèrent, le sol devint plus souple et l’horizon se dessina par-delà les troncs. Le noir nocturne cédait au gris délavé de cette ligne de salut dont la vue galvanisa le jeune homme. Il ne pouvait pas se tromper. L’aube se levait.
Ses semelles lui parurent soudainement plus légères et sa course effrénée s’accéléra. L’orée n’était plus qu’à portée de main. Il ne doutait plus d’atteindre un champ, la civilisation qui l’extirperait de cette folie, un conte auquel il n’avait accordé aucun crédit.
Le regard collé à son objectif, guettant le premier rayon de soleil qui éventrerait les cieux, il puisa dans ses dernières ressources.
Il y était. Voici que son pied foulait une terre meuble, trouée çà et là de touffes d’herbe. Il percevait maintenant le bord de la prairie qui jouxtait la lisière de la forêt.
Ses poumons étaient en feu, mais il continuait, avec une opiniâtreté morbide. Sa démence était son carburant.
Lorsque le Grand Veneur apparut entre lui et son salut, son esprit craqua définitivement.
Le chasseur mythique, chevauchant sa terrible monture, le toisa de toute sa hauteur.
Au milieu d’un visage ravagé de plaies et dont il ne restait plus d’humain que les os saillants sous une peau rare tannée par les siècles, deux globes oculaires d’un blanc laiteux détaillaient le garçon avec ce qu’il interpréta comme de la gourmandise, une avidité malsaine sans doute suscitée par la perspective de la mise à mort.
Aucun souffle d’air n’agitait les quelques mèches de cheveux brunes qui s’accrochaient encore sur le haut de son crâne.
Il était paré d’une redingote écarlate aux boutons d’or, le revers des manches en velours sombre. Peut-être qu’il fut un âge où cette tenue resplendissait, qu’elle conférait à son propriétaire le charisme qui sied à un homme de haute noblesse, mais ce qu’Ulysse en voyait maintenant n’avait plus le lustre d’antan. Pire, la veste pendait en lambeaux sur un corps squelettique, couvert d’ulcères sanieux. Les ornements avaient terni et le tissu pourtant épais était mangé par la moisissure. Il tenait dans sa dextre une épée aussi longue que sa jambe. Son poing gauche enserrait un cor rutilant qui renvoyait la lueur crue des derniers astres. Il le porta à sa bouche.
Un hululement plus qu’un son en sortit. Les tympans du garçon se mirent à saigner puis implosèrent en silence. La douleur intense l’extirpa de sa sidération sans pour autant le tirer des abysses de son esprit à jamais fêlé.
Il tomba à genoux, les mains en conques sur ses oreilles, soulagé d’être sourd à l’horreur à défaut d’y être aveugle.
L’hallali enfin, comme une délivrance.
Quand la meute infernale se précipita sur lui, il ne la vit pas, ne l’entendit pas. Il ne sentit pas non plus l’immense lame qui transperçât son cœur.
La mort emporta tout.