PROLOGUE

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Photos de Matthew Pearce

LE DIABLE EST DANS LES DÉTAILS

Ludo donna un dernier coup de langue sur le papier et colla son extrémité avec habileté. Satisfait, il cala le joint entre ses lèvres et l’alluma. Il tirait dessus le premier. Après tout, c’était lui qui avait apporté de quoi s’amuser. Premier servi. Les suivants attendraient leur tour.

C’était une chouette soirée. La musique était forte et vous mettait en transe dès que vous vous laissiez porter. Son corps se balançait en rythme, bien installé sur son perchoir, juste à côté du DJ qui officiait.

Ce sera bientôt à lui, et là, on basculera dans un autre monde. Il était le meilleur. Bien plus que tous ces amateurs qui se prenaient pour des stars et se la jouaient. Lui, c’était pas du marketing. Les entrées à ses soirées s’arrachaient et se revendaient au marché noir. Pourtant il n’était pas dans le circuit officiel. Aucun disquaire ou espace culturel à la noix ne faisait sa promo et proposait les places pour ses concerts. Non, ça non. C’était sa prérogative. Rebelle un jour, rebelle toujours.

Ludo était auvergnat. Dit comme ça, c’est brutal si vous êtes un génie de l’électro. Quand vous avez grandi à Saint-Nectaire, on imagine tout de suite le fromage qui pue et pas le DJ de classe universelle. Lorsqu’à vingt ans vous quittez l’éducation nationale après une scolarité qui ne méritait même pas le papier gâché par l’administration pour vous dire combien vous étiez nul, vous avez deux possibilités. Soit vous restez chez maman qui continuera de vous nourrir quoi qu’il lui en coûte, en badant avec vos potes les samedis soirs affalés sur votre lit à rêver de gloire, soit vous faites de vos handicaps des atouts.

C’est pas donné à tout le monde, c’est vrai. On n’est pas tous des Midas. A défaut d’avoir une piste de décollage carrière premium, Ludo avait du talent. Un truc de fou. Le genre à transformer un vague sample underground en un tube astronomique qui faisait kiffer toute la génération des péquenauds millennials. Il aurait pu viser directement les étoiles et peut-être même qu’il aurait réussi du premier coup. Il se targuait d’avoir de la jugeote. L’ascension fulgurante, c’était surtout une méchante descente. Le Bad trip assuré. Et la gueule en vrac, vous vous réveilliez un matin au bord du suicide, avec tout le restant de vos jours plein de vide à combler. Très peu pour lui.

Ludo avait commencé tranquille. D’abord il s’était incrusté dans les soirées pourries de sa cambrousse. Les bals des pompiers, les lotos du club de foot, les mariages de toutes les Kellyhänette et Djoulyhânn du cru : Chambon, Mont-Dore, Aydat et autres Nébouzat.

Puis étaient arrivés les événements culturels soutenus par le Conseil Général du Puy-de-Dôme. Ça, c’était le bon plan ! Ça attirait un max de gens. Il jouait à fond la carte du jeune autochtone qui cherche un mécène, le talentueux gamin de la campagne qui a besoin d’un coup de pouce. On lui ouvrait les bras et Ludo s’engouffrait dans la brèche.

Quel que soit le public, il mettait le feu. D’abord accueilli avec circonspection (DJ Ludo ça casse pas trois pattes à un canard de la Limagne), en quelques minutes il les tenait dans le creux de la main. Ils devenaient dingues ! Complètement accrocs à ses mix. Ils se massaient à ses pieds, emportés par le rythme des basses qui s’emparait de leurs tympans comme on prend en otage. Ils ne pouvaient pas résister. Il les couvait d’un œil attendri du haut de son piédestal, enchaînant les morceaux avec brio, vouant leurs corps à la grand-messe de l’électro. Il était leur idole, leur maître, leur Dieu.

Au terme d’une nuit de folie, alors que Ludo avait plié ses affaires et terminé son dernier joint, Cristo l’avait abordé. C’était le contact qu’il avait espéré, celui qui lui ouvrirait les bonnes portes, la première marche de l’escalier de la gloire.

Cristo Felez de son nom. Il l’avait lu sur la carte qu’il lui avait tendue. Une carte qui claquait, tellement elle était sobre et classe. Ludo l’avait tout de suite senti ce type, et s’il l’avait joué méfiant, c’était uniquement par principe. À croire que l’autre en croisait des pelletées des gamins comme lui, parce qu’il ne s’était pas laissé démonter. Sympathique, blagueur, cultivé, il lui avait tapé dans l’œil en une conversation. C’est vrai qu’il avait dit exactement ce que Ludo voulait entendre, sauf qu’il y avait le style aussi. Athlétique et svelte, le teint hâlé et la petite barbe bien taillée, n’importe quel pingouin dans un costard comme le sien serait passé pour un branleur d’executive manager dans une boîte de requins. Lui, non. Ça lui allait carrément bien. Ça inspirait confiance même. Il entretenait des particularités qui le démarquaient de la masse, sans être ridicule : une coupe courte avec les cheveux qui se rejoignaient en pointe sur son front. À la manière du chanteur M. Et la couleur de ses yeux ! La vache (expression locale) ! Ludo avait d’abord pensé qu’il portait des lentilles. Même pas. Ils étaient marron, le genre tout à fait ordinaire, et quand il tournait la tête ou selon l’angle de la lumière, on y devinait des reflets rouge sang. C’était carrément dérangeant au début. Après, le mec était cool alors il n’y avait plus accordé d’importance. Et tout avait marché comme sur des roulettes. Pour en arriver à cette nuit…

Cristo était le roi de l’adaptation. Le caméléon de la mouvance. Quand vous êtes dans sa branche, vous avez tout intérêt à vous tenir informé et être à la page comme on dit. Le moindre petit truc approximatif — un mot malheureux, un contrat bâclé, un oubli mineur — pouvait tout faire foirer en moins de deux. Il devait être tatillon. Maniaque, même. Mais « le diable est dans les détails ». Et surtout, il devait toujours être au fait des dernières nouvelles s’il voulait trouver le client idéal.

L’Auvergne est un de ses coins préférés. Y’a pas moins d’ambitieux ici qu’ailleurs, et le paysage est grandiose. La terre y prend un repos bien mérité après avoir craché toute sa bile et jeté sa colère à la face du monde pendant des siècles et des siècles. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est une façade. Son sang gronde encore dans ses entrailles et elle ne dort que d’un œil. Cristo se sent comme ces chapelets de volcans : paisibles en surface, bouillonnant en dedans.

Le plus dur, c’est de repérer le profil idéal. L’affamé de célébrité qui n’a pas le génie nécessaire pour y accéder. Un petit quelque chose en plus de la masse peut-être, rien d’éblouissant non plus. Un bon coup de polish sur l’égo, un rapide plan de communication, des mensonges subtils sur les dividendes, et le reste… le client s’en charge tout seul. Leur collaboration dure rarement assez longtemps pour qu’il commence à s’intéresser aux notes de bas de page.

Cristo Felez n’était pas assez riche pour attirer trop l’attention. Son allure trompait son monde, c’est tout. Il ne prétendait pas en vouloir après l’argent de toute manière. Sa satisfaction résidait ailleurs. Et cela suffisait pour éblouir ses poulains.

Le dernier en date, Ludo, s’était laissé bluffer sans une once de doute. Tellement facile de se le mettre dans la poche. L’absence de challenge le blasait parfois, toutefois il ne devait pas perdre de vue son objectif. Tant pis s’il n’y avait pas de compétition. Comme tous ses prédécesseurs, le gamin se voyait comme un créateur ignoré. Il n’était pas responsable de son destin, c’était les autres qui ne lui offraient aucune opportunité et le méprisaient. Alors quand il l’avait approché en se présentant comme LE Monsieur Chance qu’il espérait, il lui avait mangé dans la main en moins d’une semaine. Il vivait encore chez môman. Le profil typique du parasite qui ne sait rien faire, qui connaît tout mieux que tout le monde, et qui pense que les trois notes qu’il parvient à aligner sont le fruit de son génie musical. Classique. Dans le genre, il y avait aussi les écrivains mésestimés. Il les aimait bien ceux-là. Cependant, il avait de la concurrence sur le filon. Des plus malins avaient bien saisi qu’en leur mettant sous le nez un beau logo et un pseudo contrat en Comic Sans MS, ils pouvaient en tirer les rares euros qu’ils possédaient. À force, ces pigeons se passaient le mot sur les réseaux sociaux et devenaient méfiants. L’entreprise scélérate devait se métamorphoser si elle voulait réitérer son exploit. Du coup, Cristo avait lâché l’affaire. Ça lui demandait bien trop d’énergie pour un gain modique. Mais oui, il les aimait bien quand même.

(La suite dans « Prologue »)

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