APOLOGUE

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Photos de Matthew Pearce

LE GRAND VENEUR

Ulysse ne fuyait plus. Il avait trouvé un refuge provisoire, même s’il ne pourrait pas y passer le reste de la nuit, à peine le temps de récupérer son souffle. Sur le qui-vive, le moindre bruit lui parvenait avec une acuité surréaliste. N’entendant plus la cavalcade des monstres, le martèlement des sabots, le cor sonnant l’hallali, il imaginait pouvoir s’en sortir.

Il était le dernier en vie. Il n’en avait pas la certitude — il n’avait pas pris le risque de s’arrêter ou de rebrousser chemin et s’en assurer — mais il ne percevait plus aucun signe de son amie. Charlène avait cessé de crier son nom depuis de longues minutes. Lorsque la meute avait chargé, il avait été déchiré par le soulagement de ne pas être leur proie et la terreur d’être le prochain. Puis il avait fermé son esprit aux hurlements d’agonie de la jeune fille, couru au-delà de ses forces, au-delà de sa douleur, loin, toujours plus loin, dans les profondeurs de la forêt séculaire.

Maintenant, entre ces roches fendues posées là comme par miracle, les muscles durs de  l’effort accompli, il se terrait, aux abois, gibier du Grand Veneur.

Octobre était splendide. L’été n’en avait pas vraiment fini avec l’Auvergne et dans ses bois noirs, la vie grouillait des préparatifs de l’hiver, les frondaisons ravies d’offrir leur somptueux spectacle automnal avant l’engourdissement.

À peine avaient-ils repris les cours en fac de médecine − déjà submergés par le travail à fournir afin de se s’installer dans le peloton de tête de la promotion − Ulysse, Pierre-Yves, Charlène et Julie s’étaient programmés un week-end camping sauvage au cœur des forêts du Livradois, « façon Koh-Lanta » avait plaisanté « Pyves ». Notion très largement discutable puisqu’ils n’avaient pas lésiné sur leur équipement, histoire de parer à toute éventualité. Qui plus est, trois futurs médecins et une infirmière devaient pouvoir remédier à toutes blessures malencontreuses. La météo était de la partie.

En dehors des nuits fraîches, ils n’avaient pas eu à se prémunir des températures assez chaudes pour la saison. Même les jumelles, plutôt frileuses, se pavanaient en débardeur, narguant le soleil et ses rayons qui coulaient entre les interstices de la canopée.

Le grand-père de Pyves possédait une maison à La Chaise-Dieu. Un trou, selon l’avis de ceux qui ne s’étaient jamais vraiment éloignés de Clermont-Ferrand, pourtant un haut-lieu de la culture d’après leur camarade qui leur avait vanté la renommée du festival international de musique classique et la splendeur de ces chefs-d’œuvre musicaux. Chaque année, il y accompagnait ses parents. C’était plus qu’un souvenir d’enfance, c’était une véritable institution qui expliquait son goût immodéré de Mozart, Vivaldi ou Saint-Saëns. Ulysse, lui, entièrement dévoué à la cause des rappeurs américains, du grand Jay-Z au controversé Lil Nas X, ne se privait jamais d’une vacherie à ce sujet, de l’ordre de « tes musiques de macchabées ». Ce n’était jamais qu’un jeu toutefois. Les amis avaient fait connaissance dès leur entrée en faculté, le premier jour à leur première heure de cours, et depuis ne s’étaient plus quittés.

Puis Pyves était rapidement tombé sous le charme de Charlène, une autre étudiante du campus. Plus tard, il admit, sous la pression des filles, qu’il lui avait fallu du temps à comprendre qu’elles étaient jumelles. Il avait mis sur le compte d’un tempérament lunatique les sautes d’humeur de la jeune femme qu’il ne s’expliquait pas, et non sur la probabilité qu’elles fussent deux. Le lundi, elle répondait chaleureusement à son salut, le mardi, elle l’ignorait. Ça ne l’avait pas découragé et bien qu’Ulysse insistât pour qu’il « lâche l’affaire », il s’accrocha. Il eut raison. Charlène fut ravie de partager un MacDo’ avec lui quand il l’y convia, lui apprenant par la même occasion l’existence de Julie. Les deux sœurs se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Cependant ils n’eurent bientôt plus de mal à les distinguer tant elles avaient des caractères opposés. Charlène studieuse en toutes circonstances, Julie délurée. L’une un peu naïve, l’autre facétieuse. L’une fervente matheuse, l’autre amoureuse des belles lettres. Par ailleurs, Charlène portait toujours des baskets — « parce que c’est pratique » disait-elle — alors que les chaussures de Julie ne manquaient jamais d’excentricité. Au moindre doute, il vous suffisait de baisser les yeux pour les différencier. Enfin, la première étudiait la médecine, la seconde suivait un cursus d’infirmière.

L’idylle entre Pyves et Charlène fit long feu. D’un commun accord, ils convinrent qu’ils étaient bien meilleurs amis qu’amants et qu’ils préféraient encore mettre un terme à leur relation intime avant de gâcher l’affection réciproque qui les liait. Ainsi, ils furent, d’une certaine manière, les piliers de leur fraternité, donnant le « la » d’une amitié qui se fortifiait chaque jour un peu plus, entre Julie, Pyves, Charlène et Ulysse. Ils n’étaient plus seulement des potes, ils étaient frères et sœurs d’armes.

Cette expédition à La Chaise-Dieu était un véritable week-end familial : ils allaient chez le grand-père, s’amuser, se relaxer, profiter des derniers beaux jours. Qu’importe que l’aïeul fût uniquement celui de Pyves, ils l’avaient adopté comme de leur sang avant même de l’avoir rencontré.

Du reste, Bernard était d’un naturel convivial. Il les accueillit tous avec le sourire, la table débordante de victuailles, la bière en fût plutôt qu’en bouteille, le jardin fraîchement rasé et peigné tel un petit paradis à disposition. Pour un célibataire de longue date, la maison était un bijou de rusticité, entretenue avec un soin méticuleux. Pyves leur avait confié que sa grand-mère était décédée alors qu’il était tout jeune. Un méchant cancer qui ne lui avait laissé aucune chance. D’ailleurs, il se souvenait si peu d’elle que ses seules réminiscences s’inspiraient plus des photos jaunies sur lesquelles il avait pu mettre la main que sur sa mémoire elle-même.

Ils furent choyés. Les chambres étaient propres, chauffées par l’antique conduit de cheminée qui traversait les étages et qui irradiait dès qu’ils allumaient l’âtre du salon à la nuit tombée, les lits gonflés des édredons de plumes d’autrefois. Les filles prirent un malin plaisir à se jeter dessus comme des gamines aussitôt qu’elles les aperçurent, leurs corps amortis par un « pouf » moelleux. Ulysse, lui, n’en avait jamais vu.

Cette première nuit, enfoncés dans les profondeurs du matelas, ensevelis sous les couches de laines et de duvets, leur avait donné prétexte à reconsidérer leur projet. Avaient-ils vraiment envie d’aller se perdre dans les bois noirs qui les cernaient ? Se mesurer à la rudesse de la nature alors qu’ils pourraient dormir tout leur saoul ici, toute l’éternité s’ils le voulaient, avant le grand coup de feu des partiels ?


(La suite dans « Apologue »)

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